Lorenzaccio - Acte I - Scène 4

Une cour du palais du duc.

LE DUC ALEXANDRE, sur une terrasse ; des pages exercent des chevaux dans la cour. Entrent VALORI et SIRE MAURICE.

Le Duc, à Valori.
Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?


Valori.

Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.


Le Duc.

Rien que des vœux, Valori ?


Valori.

Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop d’indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse.


Le Duc.

Voilà, pardieu ! un beau cheval, sire Maurice ! Eh ! quelle croupe de diable !


Sire Maurice.

Superbe, Altesse.

Le Duc.

Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi ; mais, par Bacchus, ils m’ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d’une lieue. Allons ! voyons, Valori, qu’est-ce que c’est ?

Valori.

Je suis un prêtre, Altesse ; si les paroles que mon devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d’une manière aussi sévère, mon cœur me défend d’y ajouter un mot.

Le Duc.

Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu ! le seul prêtre honnête homme que j’aie vu de ma vie.

Valori.

Monseigneur, l’honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit ; et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.

Le Duc.

Ainsi donc, point d’explications ?

Sire Maurice.

Voulez-vous que je parle, monseigneur ? Tout est facile à expliquer.

Le Duc.

Eh bien ?

Sire Maurice.

Les désordres de la cour irritent le pape.

Le Duc.

Que dis-tu là, toi ?

Sire Maurice.

J’ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n’ont d’autre juge que lui-même. C’est Lorenzo de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa justice.

Le Duc.

De sa justice ? Il n’a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.

Sire Maurice.

Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d’ivresse, avait décapité les statues de l’arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.

Le Duc.

Ah parbleu ! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l’effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l’évêque de Fano ? Cette mutilation revient toujours sur l’eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d’avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre. Je protège les arts comme un autre, et j’ai chez moi les premiers artistes de l’Italie ; mais je n’entends rien au respect du pape pour ces statues, qu’il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.

Sire Maurice.

Lorenzo est un athée ; il se moque de tout. Si le gouvernement de votre Altesse n’est pas entouré d’un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs, et cela suffit.

Le Duc.

Paix ! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d’Alexandre.

Entre le cardinal Cibo.

Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.

Le Cardinal.

Messire Francesco Molza vient de débiter à l’Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l’arc de Constantin.

Le Duc.

Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ! d’ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n’ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! J’aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu ! il restera ici.

Le Cardinal.

Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.

Le Duc.

Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ?

Il lui parle bas.

Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c’est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout et me dit tout. N’a-t-il pas trouvé moyen d’établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l’enfer ? Oui, certes, c’est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu’un, ne me nuira pas. Tenez !

Lorenzo paraît au fond d’une galerie basse.

Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.

Lorenzo

Bonjour, messieurs les amis de mon cousin !

Le Duc.

Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle ? Mon ami, on t’excommunie en latin, et sire Maurice t’appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon Valori, il est trop honnête homme pour prononcer ton nom.

Lorenzo.

Pour qui dangereux, Éminence ? pour les filles de joie, ou pour les saints du paradis ?

Le Cardinal.

Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.

Lorenzo.

Une insulte de prêtre doit se faire en latin.

Sire Maurice.

Il s’en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.

Lorenzo.

Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j’avais le soleil dans les yeux ; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît tout neuf.

Sire Maurice.

Comme votre esprit ; je l’ai fait faire d’un vieux pourpoint de mon grand-père.

Lorenzo.

Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.

Sire Maurice.

Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.

Lorenzo.

Si l’on vous a dit que j’étais un soldat, c’est une erreur, je suis un pauvre amant de la science.

Sire Maurice.

Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C’est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes.

Il tire son épée.

Valori.

Devant le duc, l’épée nue !

Le Duc, riant.

Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin ; qu’on lui donne une épée !

Lorenzo.

Monseigneur, que dites-vous là ?

Le Duc.

Eh bien ! ta gaieté s’évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu’un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ! Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.

Lorenzo.

Son Altesse se rit de moi.

Le Duc.

J’ai ri tout à l’heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée !

Il prend l’épée d’un page et la présente à Lorenzo.

Valori.

Monseigneur, c’est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de Votre Altesse est un crime punissable dans l’intérieur du palais.

Le Duc.

Qui parle ici, quand je parle ?

Valori.

Votre Altesse ne peut avoir eu d’autre dessein que celui de s’égayer un instant, et sire Maurice lui-même n’a point agi dans une autre pensée.

Le Duc.

Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie : ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu’il va tomber.

Lorenzo chancelle ; il s’appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d’un coup.

Le Duc, riant aux éclats.

Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère.

Les pages relèvent Lorenzo.

Sire Maurice.

Double poltron ! fils de catin !

Le Duc.

Silence ! sire Maurice ; pesez vos paroles, c’est moi qui vous le dis maintenant ; pas de ces mots-là devant moi.

Sire Maurice sort.

Valori.

Pauvre jeune homme !

Le Cardinal, resté seul avec le duc.

Vous croyez à cela, monseigneur ?

Le Duc.

Je voudrais bien savoir comment je n’y croirais pas.

Le Cardinal.

Hum ! c’est bien fort.

Le Duc.

C’est justement pour cela que j’y crois. Vous figurez-vous qu’un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D’ailleurs ce n’est pas la première fois que cela lui arrive ; jamais il n’a pu voir une épée.

Le Cardinal.

C’est bien fort, c’est bien fort !

Ils sortent.

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